Maître Wang Yen-nien (1917-2008)
par
Claudy Jeanmougin


Maître Wang Yen-nien (lien avec Amicale)
Maître Wang Yen-nien (lien avec le Daoguan)
Maître Wang Yen-nien

(Normalement nous devrions écrire en pinyin Yan-nian. Comme ce n’est pas la romanisation pinyin qui est utilisée à Taïwan mais le wade alors cela donne Yen-nien, manière de graphier de Maître Wang) Je ne reviendrai pas sur la biographie de Maître Wang Yen-nien qui est très bien présentée dans le site de l’Amicale. Dans ces lignes, je préfère parler de l’homme que j’ai rencontré, avec lequel j’ai échangé et, surtout, beaucoup appris sur ma personne, sans compter les portes multiples qu’il m’a permis d’ouvrir sur la discipline du Taiji quan.

Tout d’abord, une petite mise au point me semble indispensable pour faire entendre ce que le terme maître signifie quand il est question de M. Wang. Il ne s’est jamais fait appelé Maître au sens de guide spirituel comme on l’entend aujourd’hui mais Laoshi, ce qui a la même valeur que notre bonne vieille appellation de maître quand il était question de notre instituteur. Ce sont ses élèves, occidentaux principalement du temps de son vivant, et chinois aujourd’hui, qui l’ont porté aux nues en faisant de lui une sorte d’idole qu’il n’a jamais voulu être, piège dans lequel il n’a jamais sombré. Permettez-moi de continuer ce texte en disant Laoshi quand il sera question de lui, puisque c’est dans ces termes que je me suis toujours adressé à lui, comme tous mes frères et sœur de pratique.

 

L’image que je garde de Laoshi est celle d’un homme juste, patient, aimable, rieur, avenant, se mettant au service de tous sans jamais compter son temps. De 1950, jusqu’à l’aube de sa mort, il n’a jamais cessé de prodiguer son enseignement. Cela veut dire qu’il a toujours été présent au cours du matin à Yuan shan de 6h à 7h, et le soir en ville de 20h à 21h30, tous les jours de la semaine à l’exception du dimanche. Sa vie était totalement consacrée au Taiji quan.

 

À côté de cet aspect très affable de sa personnalité, il y avait aussi le militaire et une rigueur sans faille. Cela m’a joué quelques tours…Lorsqu’il fut question de mettre en forme la traduction de son premier livre, je fis dactylographier tous les textes classiques par ma voisine dont c’était le métier. L’idée était de mettre le texte original à côté de sa traduction afin que les gens qui lisent le chinois puissent avoir la version de l’édition originale. Évidemment, ce travail devait être payé, ce que je fis en avançant l’argent. Quand la note fut présentée à Laoshi au cours du soir, il me demanda sévèrement pourquoi j’avais fait cela, que ce n’était pas nécessaire puisqu’il y avait la traduction. Ne voulant pas rentrer dans un conflit, je lui répondis que ce n’était pas grave, que j’avais payé la facture pour ce travail et qu’il ne me devait rien. Puis je retournai pratiquer avec mes autres camarades. Quelques instants plus tard, Julia Fairchild, qui avait le rôle d’assistante, m’apporta une enveloppe avec l’argent du travail. Le seul tort que j’ai eu, c’est d’avoir pris une initiative sans en avoir au préalable référé à Laoshi. Laoshi n’était absolument pas radin, l’argent c’est l’argent et quand c’est traité, on n’en parle plus. Ici, il a fait comprendre que rien ne devait lui échapper lorsqu’il était question du Taiji quan et de son travail en particulier. Ce n’est pas par excès d’autoritarisme, mais une habitude du chef militaire qu’il avait été d’être mis au courant de tout.

Ce qui me semble le plus remarquable, c’est l’entière liberté qu’il nous laissait pour notre manière d’enseigner et de nous organiser. Le chef militaire s’effaçait pour laisser la place à l’initiative de propager ce qui lui semblait l’une des merveilles de la culture chinoise, le Taiji quan. Jamais, nous avons eu la moindre remarque sur notre manière d’agir. Jamais il ne fut question d’installer un « empire » pyramidal au sommet duquel il se serait assis. Nous pouvions faire ce que nous voulions, et tout était bien s’il en était informé. Ceci fut le cas pour la création de l’Amicale, autre sujet sur lequel nous reviendrons dans un chapitre qui lui est consacré.

 

Laoshi était un bon vivant, il aimait rire et s’amuser, voire jouer comme un enfant. C’était vraiment fantastique de le voir rire à gorge déployée à la moindre farce que nous pouvions faire. Par contre, le sérieux reprenait son droit dès qu’il était question de Taiji quan sauf dans la pratique du Tuishou. Nous voir nous tirer à bras le corps et en venir à nous donner des coups l’amusait beaucoup. Son esprit combatif s’exprimait dans ce jeu de mains qu’est le Tuishou. Il encourageait la compétition, certainement pour mettre en valeur le style. Ce n’est qu’à la veille de sa mort qu’il a estimé que la compétition n’avait aucun sens et que, telle qu’elle était pratiquée de nos jours, elle n’avait plus rien à voir avec l’essence de la discipline. Il faut dire qu’avec la réglementation imposée par les fédérations, le Tuishou est loin de ressembler à ce que Laoshi nous en a montré. Il est fort probable aussi que cet ancien militaire qui avait vécu la guerre sino-japonaise et la guerre civile était las de toute cette violence dégagée par l’affrontement.

Bien que reconnu par ses élèves comme l’héritier unique d’un style en voie de disparition, jamais il n’a revendiqué le statut de chef de file. Séparé de son Maître Zhang Qinlin en 1949, lorsqu’il a suivi Tchang Kaï-chek (Jiang Jieshi – 1887-1975) à Taïwan, il était le seul représentant du style sur cette île. N’ayant aucune nouvelle de son Maître et de ses frères de pratique restés en Chine populaire, il s’est senti le devoir de propager un style dont il préssentait la disparition dans son pays d’origine, ce qui est le cas.

Je n’ai pas à faire l’éloge d’un Maître doué de pouvoir extraordinaire. L’extraordinaire en Laoshi c’est l’extrême simplicité dont il a toujours fait preuve et cette dévotion pour une discipline qu’il a voulu protéger et enrichir tout au long de sa vie. Très fier de cette discipline qui fait partie du patrimoine culturel de la Chine, il y a consacré la plus grande partie de sa vie, en donnant sans jamais fléchir même dans les moments les plus éprouvants.

 

Je me souviendrai toujours de cette arrivée de Laoshi à la gare d’Angers en juillet 1989, dans une chaise roulante poussée par un employé de la SNCF. Une semaine avant son séjour en Europe il a été victime d’un accident de la route qui lui a provoqué une sciatique aigüe. Laoshi n’a pas voulu annuler son séjour et c’est dans la souffrance qu’il a assuré tous les stages. Nous voulions le ménager en diminuant les horaires de ses prestations. Il n’en a pas été question ! C’est assis sur un tatamis qu’il fera son enseignement, parfois sous un soleil de plomb, sans jamais se plaindre. Le seul signe de faiblesse qu’il montrera, c’est lors du dîner d’adieu, le dernier soir de son séjour, où il a demandé à retourner dans ses appartements.

Je pense que toutes les personnes qui l’ont côtoyé se souviendront de ce bel homme très aimable et souriant, généreux dans son enseignement, ne refusant jamais une explication. En ce qui me concerne, j’invite tous les pratiquants à visionner les films de ses démonstrations et de mesurer la belle énergie qui se dégage de cet homme qui a longuement et intensément vécu.